"Si l'on ne trouve pas toujours dans la randonnée ce qu'on était venu y chercher, c'est grâce à elle qu'on découvre en soi-même ce que l'on ne pensait pas y trouver."
Qu'est-ce qui faisait marcher Stevenson hier? Qu'est-ce qui fait marcher le randonneur aujourd'hui? A certains égards, Stevenson est une sorte de caricature du randonneur moderne. Son récit peut être interprété comme un résumé de tout ce qu'il ne faut pas faire quand on se lance, cent vingt ans après lui, dans la randonnée.
Faire l'épreuve de sa résistance physique,? Bien sûr. Mais Stevenson souhaite aller jusqu'à l'épuisement, pour lui et pour sa compagne d'infortune (Modestine).
Se dépayser? Certes. Mais il pousse le vice jusqu'à se perdre. Il aurait eu en horreur les sentiers balisés et les topo-guides précis...
Mais il rencontrait sur son chemin beaucoup plus de gens du pays que nous. Il parlait aux bergers dans la montagne, aux paysans de retour d'une foire, aux habitants attablés dans les cafés et les auberges. Ces rencontres sont devenues bien rares à mesure que les pays traversés se sont vidés.
C'est dans un topo-guide moins pesant que les deux volumes des Pasteurs du Désert que le randonneur peut se documenter aujourd'hui. Il doit aussi apprendre à décrypter les signes qui se sont accumulés sur l'itinéraire Stevenson depuis son passage en 1878.
Les monuments aux morts de la guerre de 1914, où la liste des tués est plus longue que celle des habitants vivant aujourd'hui au pays; les plaques plus ou moins apparentes rappelant que les crêtes aujourd'hui sereinement parcourues par les randonneurs ont vu passer, pendant le Seconde Guerre mondiale, des fugitifs de toute espèce, victimes de persécussions politiques et raciales, réfractaires, maquisards.
Que le randonneur qui aperçoit de loin une bergerie ou une clède sache qu'elle a peut-être abrité quelques-uns de ces hors-la-loi. Qu'il songe, à Saint-Germain-de-Calberte, à la quarantaine de réfigiés qui y trouvèrent le salut et aux anciens de la guerre d'Espagne qui se cachaient dans les fermes des environs.
Et lorsqu'il verra se profiler à l'horizon les sommets du mont Mouchet et de l'Aigoual ou les falaises du causse Méjean, qu'il ait une pensée pour ceux qui y laissèrent leur vie...
Il y a aujourd'hui fort peu de chance qu'un randonneur entreprenne de parcourir l'itinéraire Stevenson comme une sorte d'épreuve initiatique. Il est assez improbable de rencontrer, comme Stevenson avant La Vernède, un vieillard vous posant la question: "Connaissez-vous le Seigneur?"
Le Voyage du pèlerin de John Bunyan est moins connu de nos jours qu'il ne l'était du temps de Stevenson.
C'est à l'étape, au contact d'autres randonneurs venus de tous les horizons, que naissent les interrogations fondamentales et que jaillissent les réponses définitives sur le monde, sur les problèmes politiques, sociaux, spirituels, sur la vie et sur la mort.
Derrière les murs du monastère de Notre-Dame des Neiges, malgré l'incendie qui ravagea ses bâtiments anciens, malgré son aspect actuel de coopérative vinicole, il y a toujours là ces moines qui firent tant impression sur Stevenson. Bien plus, les signes visibles du religieux semblent avoir reflué, depuis le passage de Stevenson, des villes et villages habités vers les sommets déserts, comme pour une tentative de marquage confessionnel deslieux, à défaut des âmes: croix de mission, chapelles, monuments comme la pyramide qui, au Plan du Fontmort, commémore l'édit royal octroyant en 1787 la tolérance aux protestants.
Moins de vingt ans après le voyage de Stevenson, à quelques kilomètres de son ultime étape de Saint-Jean-du-Gard, fut fondé au mas Soubeyran le musée du Désert, mémorial témoignant des persécutions que connurent les Cévenols du fait de leur religion.
Ultime sursaut du religieux qui eût surpris Robert Louis Stevenson lui-même, un culte s'instaure peu à peu sur l'itinéraire dont il fut l'initiateur. La stèles érigée au Monastier-sur-Gazeille est l'un des vestiges dus en 1965 à cette piété nouvelle. Après la grandiose commémoration du centenaire du voyage de Stevenson en 1978 par le Club Cévenol avec le premier balisage du sentier Stevenson, la piété commémorative pour Stevenson se banalise.
Il est heureux que celui qui est devenu l'objet de ce culte soit resté toute sa vie un homme capable de se moquer de lui-même et de ses capacités de randonneur, un homme capable de faire profit de tout l'imprévu qu'il peut trouver sur le chemin, un homme convaincu que, grâce à la randonnée, le marcheur se trouve à l'arrivée meilleur qu'au départ.